L’ordre puis le Chaos

Ce texte est largement inspiré du livre de Bruno Marion : Chaos, mode d’emploi. Merci Bruno !

« Deux choses nous menacent, l’ordre et le désordre », Paul Valéry.

Pour y vivre pleinement, le monde doit se regarder tel qu’il est, complexe, multiple, fractal. Notre culture occidentale s’appuie sur des principes et des valeurs principales binaires et une vision linéaire des événements. Ces prismes apportent des avantages dans un monde stable et prévisible : la capacité à organiser les activités, à les « rentabiliser » au maximum pour en assurer une grande productivité. L’ordre devient légitime, le désordre, lui n’étant alors que transitoire. Les événements doivent être prévisibles, confortant les personnes qui y croient, renforçant l’éducation pour tous à cette lecture du monde. Tout le reste n’est que détail à ranger dans des boites : signal faible, délinquant, hors la loi, crise passagère.

Mais voilà, ce monde là n’existe plus. A t-il d’ailleurs vraiment existé ?

Assurément pas au début de l’histoire de l’humanité. Seul et en petits groupes, l’Homme devait composer en permanence avec des éléments naturels. S’adapter, itérer, inventer et probablement s’inventer lui-même. L’intelligence collective originelle se déploie pour garantir dans chaque tribu l’utilisation maximale des capacités individuelles pour chacun et pour le tout. La compréhension partielle des faits conduise l’Homme à inventer une externalité protectrice (ou plutôt des milliers) : le Sacré. L’écriture, puis l’imprimerie assurent la naissance des principales civilisations, cités et projets humains (armées, expéditions, constructions…). Ces actions mettent en œuvre de prodigieuses et nouvelles formes d’intelligences collectives centralisées. Toutes ont des visions linéaires pour organiser le désordre apparent. Nous avons tous été formés pour voir le monde de cette façon. Notre culture, les mots que l’on emploie, les schémas de pensées, nos organisations, les processus d’intelligences collectives mis en œuvre, nos vies et pour certains, nos rêves.

Puis très récemment, plus aucun projet majeur en vue, avec les mêmes mécanismes intellectuels, de plus en plus de personnes observent que cette culture linéaire n’est plus adaptée pour comprendre le monde, pour relier les faits entre eux. Cela se ressent individuellement et collectivement. Nous nous retrouvons maintenant à 7 milliards avec une « simple » technologie nous reliant tous ensemble : l’internet. Rien n’a changé en apparence, les principes de fonctionnement du monde restent identiques. Et pourtant, ce grand nombre et cette reliance inédite augmentent prodigieusement les « frictions », les interactions, donc les événements improbables et les beaux cygnes noirs. Notre monde et notre culture apparaissent chaotiques. Ils l’ont en fait toujours été. Nous pensions être protégés du désordre, nous étions simplement aveugles.

Le vernis de linéarité et de prévisibilité ne tient plus. Bienvenue chez nous, dans un monde fractal.

couleurs-fractal

Nous vivons un moment singulier, comme un système qui oscille et va trouver un nouveau point d’équilibre, plus haut. Est-ce que tout le monde y accédera ? Est ce que tout le monde s’y épanouira, voyant et comprenant clairement le chaos tel qu’il est ?

Le chaos peut se définir notamment par l’incapacité de relier l’évènement aux conditions initiales, par l’impact majeur d’un paramètre jugé mineur sur le résultat final et par l’émergence de nombreux cygnes noirs (lire le livre du même nom). Le symétrique est tout aussi vrai : chacun, par ses compétences, son individuation et sa reliance, peut désormais avoir un impact majeur sur le monde : du terroriste à l’entrepreneur, des technologies aux sciences sociales, dans la santé ou l’agriculture. Rien n’y échappera. Tout va aller mieux, plus vite, et plus mal et vice versa. Dans ce monde, le détail est dans le général et vice-versa, les images deviennent fractales.

Nos vies le deviennent également : Nos actions locales ont un impact global et nos décisions sont prises alors avec ce double regard. Avec nos activités, autrefois séparées, s’entremêlent le loisir dans le travail, le professionnel dans le personnel et vice-versa. La production d’énergies et de connaissances apparaissent à la fois centralisées et le dé-centralisées et vice-versa. Le consommateur devient producteur de services et vice-versa. L’immobilité et la mobilité fusionnent, de même que la gratuité et le payant, le bénévolat et le salariat. Nous pouvons itérer ainsi à l’infini. En conséquence, nos visions linéaires – Métro/Boulo/Dodo – Ecole/Emploi/Retraite – Travail/Vacances – Recherche/Marketing/Industrialisation – Exploitation/Fabrication/Démontage/Recyclage ne fonctionnement plus.

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L’approche planifiée, linéaire, cloisonnée évolue vers une approche fractale, itérative, adaptative, récursive, dé-centralisée. Que sommes nous individuellement et collectivement en train de devenir ? Qu’est ce qu’un individu pleinement fractal et quel serait un collectif d’individus fractal ?

Les mutations découlent dans nos familles, entreprises, travail, emploi, notre perception du temps, de l’espace, des frontières, dans nos structures de gouvernance et des jeux d’acteurs, dans nos interfaces (carte) et des outils de décision. Puisque le chaos domine, l’itération et l’adaptation ne sont plus des options. Nous avons besoin de nouvelles cartes pour se repérer et agir, de nouvelles lunettes dirait Bruno Marion.

Pour ne pas tomber dans l’individualisme et le repli sur soi, les aspects suivants se complètent : l’individuation (le travail sur ces compétences personnelles et talents, en commençant par les découvrir) et la reliance (le travail sur ces compétences collectives). L’individuation concerne un travail sur soi, ses talents, mais également sur l’analyse et la compréhension des effets du collectif sur ses propres réflexes mentaux hérités du monde linéaire. Dans un monde chaotique, ces réflexes perturbent et déstabilisent. Cela revient à trouver son être fractal, stable dans toutes les situations complexes et imbriquées, cohérent avec vos valeurs et vos croyances.

Le numérique tient alors une place majeure pour développer ces compétences collectives et mettre à disposition ces compétences individuelles clairement explicitées et opérationnelles. Il s’agit notamment des plateformes et des nombreuses interfaces qu’elles opérent. Ces filtres permettent la synchronisation de collectif sans structure de commandement. Progressivement, même pour réaliser des projets complexes, nous interagissons de pair à pair, itérons, avançons, capitalisons. Des leaders naturels apparaissent sur tel ou tel sujet, ou problème puis s’effacent. Ainsi, la « plateformisation » du monde a commencé. Déjà, des barbares y ont pris des places stratégiques et utilisent les plateformes pour générer des bénéfices et accéder à de nouvelles connaissances, mais de nombreux domaines restent à optimiser : transports, santé, éducation …

Ainsi, compte tenu du rôle capital de la plateforme dans un monde chaotique, il nous faut innover et réaliser de véritables usines à plateforme : pour entreprendre et se relier, pour ne pas laisser nos données, nos actions, nos vies dans les mains de quelque uns. Comme par exemple, l’Assemblée Virtuelle qui synchronise dans la création des écosystèmes d’acteurs : Un réseau social distribué, modules de collaboration décentralisée, modules de datavisualisation sémantique et géographique, module de financement participatif.(Crowdfunding), Un système d’échange de richesse (monnaie).

Sur chaque plateforme, l’ouverture des données individuelles à un tiers devra être questionnée sur la base d’une autorisation explicite de la part de l’individu coproducteur, en échange d’un service.

Cette approche par une discrimination à la fois temporelle des droits (donnée chaude, droits d’usage à l’entreprise, donnée froide, exclusivité de l’usager) et spatiale (stockage dans la plateforme, stockage dans un espace contrôlé par l’individu) pourrait ouvrir la voir à un bundle of rights positif, c’est-à-dire à la fois protecteur pour l’individu et en même temps ne tuant pas d’entrée de jeu le modèle d’affaires des entreprises du web qui proposent des services (hors marketing) construits autour de la donnée

De nouvelles compétences individuelles et collectives, de nouvelles plateformes, deviennent des éléments clés, nécessaires mais probablement non suffisants. Il s’agit bien d’une évolution de notre espèce, de nos structures de pensées. Quelques pionniers le vivent tous les jours, d’autres jouent le rôle de passeur, d’autres de catalyseur, d’autres encore commencent simplement à le ressentir.

Et vous ?

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11 commentaires pour L’ordre puis le Chaos

  1. trami dit :

    Bravo Gabriel et merci. Permets moi simplement d’apporter un complément celui relatif à l’evolution de l’individu et de son environnement. Enfants nous avons évolu, par chance, sous l’oeil bienveillants des parents. Ainsi devant leurs yeux nous avons appris à marcher, parfois à nous relever, pour petit à petit gagner en autonomie pour devenir indépendants. Adultes, dans un environnement professionnel cet accompagnement altruiste est aboli, seule la performance importe, l’échec est banni. Comment regagner cette confiance?comment pouvons nous tenter ces expériences pour réapprendre, pour que le plaisir vienne alimenter et consolider de manière inconsciente nos compétences. Beau sujet, plein de promesses d’avenir.

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  4. Guillaume dit :

     » voyant et comprenant clairement le chaos tel qu’il est ? » Cela me paraît difficilement possible, nous avons toujours besoin de représentation du réel. Peut-être que le chaos nous apparaît temporairement un peu plus pendant la transition entre deux systèmes de représentation, je ne sais pas.

  5. Simon dit :

    Pour faire suite à Guillaume: peut-être que nos « systèmes de représentation » bien ordonnés, régulés, ne sont que des transitions, des haltes pour respirer une seconde, dans un monde chaotique?
    C’est dire l’urgence de théoriser sur le chaos 😉

    • Guillaume dit :

      Oui Simon. Je perçois le côté oxymorique de la provoc. Pour poursuivre dans la même veine, je dirais que pour le moment, c’est plutôt lui qui nous théorise, mais on peut toujours tenter de lui rendre la monnaie de sa pièce 🙂

    • Guillaume dit :

      A la réflexion, je me demande si un  » parfait chaos » ne se devrait pas d’être  » parfaitement plastique  » à la théorisation, et donc se plier à toute théorie qu’on voudrait bien lui appliquer. Un peu comme les formes qu’on voit dans les nuages.

  6. Phil dit :

    Avec un peu de perspective, en sciences :
    – Pour Bekenstein, le chaos (l’entropie) est le futur.
    http://www.futura-sciences.com/magazines/matiere/infos/dossiers/d/physique-corps-noir-trous-noirs-743/page/10/

    – Pas pour Hawkings.
    http://www.futura-sciences.com/magazines/matiere/infos/dossiers/d/physique-corps-noir-trous-noirs-743/page/11/

    Sinon, dans l’imaginaire fantastique, je vous invite aussi sur le sujet à plonger dans Elric de Moorcock qui fait de lutte entre le chaos et la loi la clef de voute de son oeuvre.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Moorcock

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